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Philosophie brésilienne et traditions françaises

Textes réunis par Pierre GUENANCIA, Jean-François MATTÉI et Jean-Jacques WUNENBURGER

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L'année du Brésil en France a été marquée à Nice par la tenue d'un important congrès du 23 au 25 juin 2005, "Brésil Brésils", qui avait pour thème la culture brésilienne et les traditions françaises en philosophie : cinquante chercheurs des deux pays y ont participé sous un soleil méditerranéen.

Les travaux, sous la forme de conférences plénières, d'ateliers et de tables rondes, se sont déroulés le premier jour au Grand Château du Parc Valrose où se tient la Présidence de l'université de Nice, puis au Centre Universitaire Méditerranéen Paul Valéry sur la Promenade des Anglais. Le premier jour, la présentation du film de Marcel Camus, Orfeo Negro, d'après la pièce de Vinicius de Moraes, palme d'or au festival de Cannes en 1959, fut suivie d'un débat avec un large public au cinéma Mercury. Un dîner de gala réunit à l'hôtel Malmaison l'ensemble des invités brésiliens et français le vendredi 24 juin.

Organisé par l'Université de Nice-Sophia Antipolis, avec le Centre de Recherches d'Histoire des Idées du département de philosophie, et l'aide généreuse de l'université Jean Moulin de Lyon 3, de l'université de Bourgogne et de l'université de Marne-la-Vallée, sous l'égide de l'Institut Universitaire de France, le congrès avait reçu l'appui du Ministère des Affaires étrangères, du Ministère de la Culture et de la Communication, du Commissariat général français et de l'Association Française d'Action Artistique. Mentionnons enfin que la maison Hermès avait offert aux épouses des congressistes leur dernier parfum, "Un jardin sur le Nil", et les cafés Malongo un coffret de tasses à café en porcelaine aux participants.

Les interventions et les diverses tables rondes portèrent essentiellement sur les liens traditionnels qui lient le Brésil et la France dans le domaine de la coopération universitaire en philosophie et en sciences humaines. Les participants brésiliens soulignèrent l'importance de l'enseignement de Claude Lévi-Strauss, le premier d'entre les pionniers français qui enseignèrent au Brésil, plus précisément à l'université de Sâo Paulo, mais aussi ceux de Victor Goldschmidt, de Michel Foucault et de Gérard Lebrun qui formèrent une grande partie des philosophes du Brésil. Les textes de nos collègues brésiliens que nous publions ici ont le grand intérêt de nous renseigner sur les recherches actuelles de leurs auteurs dans la perspective de leurs relations avec les philosophes français dont ils se sont inspirés. Débora Cristina Morato Pinto, en rappelant le dialogue franco-brésilien autour de Bergson, mentionne le livre important de Bento Prado Junior, "Présence et champ transcendantal", rédigé en 1964, mais publié en 1989 à cause de la dictature militaire. Traduit en 2002 en français, cet ouvrage a permis à MM. Renaud Barbaras et Frédéric Worms de développer leurs propres recherches sur Bergson et de publier dans les Annales bergsoniennes le cours original de Victor Goldschmidt au Brésil sur Matière et mémoire.

Si Arley R. Moreno présente un exposé technique sur l'opposition logique entre forme et contenu à partir de la notion de "contenu propositionnel" chez Frege, afin d'envisager le projet d'une pragmatique philosophique, Ivan Domingues, qui fut l'étudiant de Jean Toussaint Desanti, souligne l'importance sur sa pensée des auteurs français classiques, Montesquieu, Arnaud, Nicole, mais aussi celle de l'école épistémologique française depuis Alexandre Koyré et Georges Canguilhem. Il montre comment l'influence de Claude Lévi-Strauss l'a conduit à étudier la structure du mythe dans la perspective du constructivisme épistémologique. Le même auteur fait le point sur la coopération entre le Brésil et la France, avec les accords Capes-Cofecub actuels, et en soulignant le rôle historique des professeurs français dans les universités de Sâo Paulo, Rio de Janeiro et du Minas Gerais.
Les apports respectifs de Fernand Braudel, Roger Bastide, Claude Lévi-Strauss, Gilles-Gaston Granger et Claude Lefort sont mis en lumière, comme l'indique parallèlement Salma Tannus Muchail pour l'université catholique de Sâo Paulo, en développant ses réflexions sur l'enseignement de la philosophie, avec ses quatre types de lectures possibles, et sur la traduction des textes philosophiques. Si tous les intervenants brésiliens s'accordent pour relever la richesse des enseignements de Victor Goldschmidt et de Martial Guéroult à l'Université de Sâo Paulo au début des années 60, ainsi que l'influence majeure de Claude Lévi-Strauss en anthropologie comme en philosophie, André Berten propose un parcours général des courants successifs de la pensée française au Brésil sur le fond du positivisme de Comte. Après la création des premières universités brésiliennes au XXe siècle, George Dumas, alors professeur à La Sorbonne, avait envoyé chaque année au Brésil dès 1934 un certain nombre de philosophes inconnus : Claude Lévi-Strauss, Fernand Braudel et Roger Bastide notamment.
André Berten soulève la question centrale, à tous égards délicate, de l'originalité de la philosophie brésilienne qui, dans ses orientations cartésiennes, kantiennes ou marxistes, ne serait pas différente des autres philosophies pour certains auteurs, car le savoir spéculatif ne se réduit pas à son enracinement national, mais développerait une spécificité originale pour d'autres du fait de son courant culturaliste. Ce problème a été très présent dans tous les exposés et toutes les discussions, parfois critiques, du congrès niçois.
C'est dans cette perspective que Bento Prado Jûnior remarque que le mouvement des idées implique nécessairement une inspiration venue de l'extérieur d'autant que le penseur brésilien serait, selon le mot de Mario de Andrade, "l'homme sans qualité", car il est dépourvu d'une civilisation antérieure autonome. On ne saurait sous-estimer le rôle capital tenu par Bento Prado de Almeida Ferraz Junior, au carrefour des influences de Claude Lévi-Strauss, de Paul Ricoeur, de Michel Foucault et de Gérard Lebrun, dans le développement de la philosophie brésilienne inspirée par la pensée française sur le fond silencieux du bergsonisme. Son hommage à Gérard Lebrun, "Gérard Lebrun et le devenir de la philosophie", prononcé au congrès de Nice et présenté ici dans une version révisée, est d'autant plus émouvant que Bento Prado, qui avait écrit cet article en apprenant la mort de son ami, est décédé le 12 janvier 2007.

Ce texte est donc doublement posthume, par son auteur comme par son personnage principal, les deux amis se retrouvant liés par leur mort en terre française et en terre brésilienne. Bento Prado envisage le statut de l'erreur à l'intérieur même du savoir comme illusion nécessaire à partir d'un article peu connu de Gérard Lebrun, "Do erro à alienaçaô", paru uniquement en portugais, et d'une magnifique analyse de la gravure de Goya, No saben et camino, dans laquelle le philosophe brésilien, à la différence de son ami, pense que la tâche de la philosophie tient moins à un nomadisme interminable et dépourvu de fin éthique qu'à un effort constant pour rester auprès de soi par une conversion du regard qui rend visible ce qui est trop proche pour être vu. L'orientation de la pensée et son regard éloigné - tels seront les derniers mots kantien et lévi-straussien de Bento Prado Junior - exige toujours une fidélité confiante à un même horizon.

Pierre GUENANCIA, Jean-François MATTÉI
et Jean-Jacques WUNENBURGER.

Série Internationale - Parution 2008   ISBN : 978-2-91377-64-43
Prix : 12 €

Création et mise en page : Service Édition de l'Université Jean Moulin Lyon 3